ZAAD accueille Siona Brotman
Des jardins en mouvement enfantin.
À peine arrivée dans l’espace domestique - et ouvert sur la rue, où des peintures, des dessins et des films d’animation sont exposés, des gestes peints reproduisent les mouvements innocents et naïfs d’où je viens. Le temps de l’exposition, j’ai laissé un moment l’enfant dont j’ai la garde. Son innocence et sa naïveté sont protégées dans un jardin dénué de danger. Par un mystère que je ne cherche surtout pas à élucider ce Jardin en mouvement enfantin m’a suivi jusqu’ici.
Avec cet adjectif enfantin je ne qualifie pas tout-l’œuvre-peint mais juste un trait de caractère propre à ce type de jardin ou plutôt aux impressions qui restent dans ma tête en y repensant ce matin.
-Qu’est-ce que ça peut bien être un jardin naïf et innocent ?
Un jardinier bien attentionné à l’égard de la nature a montré non pas ce que c’est cette façon de jardiner mais ce que ça fait à la terre quand le râteau laisse aller ses trainées dans le vent au rythme de chansons sans partition qui transportent des graminées éphémères —Et ce que ça lui fait, à lui, le jardinier.
Laissons le jardinier Clément et son Jardin en mouvement.
Passages. Maintenant, ce sont des « peintures où il est question de mouvements, de déplacements, de changement » (SB) qui occupent le souvenir de mes sensations et des « instants où tout peut devenir une peinture. » (SB) N’importe quoi, tout ce qui passe, nuages, marées, chemins, moissons, poissons et jeux d’enfants encore davantage dans l’eau bariolée du courant, soulève également le pinceau de l’artiste. Battant de désirs le temps passe.
Cette matière picturale vivante en mouvement où —paradoxalement peut-être ? le tableau m’arrête un instant, est comme un pont. Le grand format de la surface peinte fixe le flux coloré du mur où il est posé.
De quel côté de la rive suis-je donc ?
Quand je regarde —un assez long moment, le dos tourné appuyé sur le parapet d’un champ de blé, plus de points dorés en guise d’épis surexposés, tout devient traits, lignes, traces colorées. Métamorphoses de matière animée : d’un côté la campagne avec la sensualité d’une femme : Passage. Huile sur toile, 170cm X 210cm, 2012 ; de l’autre la mer avec une virilité affirmée dans l’attention d’un père dénudé qui observe ses enfants en train de se baigner dans le soleil presque couché : Un Moment, Huile sur toile, 120cme x 100cm, 2014.
En figure de premier plan, en avant, de dos, poussée par un vent cheminant, ma robe barbouillée plein été et ma coiffure ébouriffée d’herbes coupées reniflent la pêche jaune et juteuse. Je ne vais pas faire une fois de plus comme s’il m’était possible de dire quelque chose sur la peinture que je suçote comme une baie sucrée et acidulée. L’activité de « tenir un discours sur » n’est plus —pour ma joie ! mon métier. Les autorités parlantes (pléonasme, c’est le propre des autorités d’imposer leurs manières de parler) n’ont pas la délicatesse de s’effacer devant un tableau, un dessin, un film ou un pas de danse. Ils proclament « j’y étais ! ».
Le présent où je suis dans la peinture n’annonce rien. Il ne réclame rien et ne se réclame de rien. Je vois juste un peu de ce que les tableaux à deux dos veulent bien me donner des deux visages imaginés dans la forme des paysages regardés. Selon ce mode singulier d’une vision de l’un renvoyant à celle de l’autre, la femme illuminée du champ de blé lie et délie la liesse mouillée des enfants paternés.
« Whose side are you on ? » Faut-il le demander en anglais pour que ce dualisme pictural renforce l’esprit de gémellité qui me fait délicieusement osciller entre les trois films d’animations présentés dans le sas d’à côté. Forme, image, événement, des dessins in progress avancent dans l’obscurité d’un rideau tiré vers une rencontre hasardeuse : le point final n’est pas tiré. L’âme de la triade vidéographiée n’est pas montrée, elle est donnée dans le petit couloir à côté : des lignes colorées interminablement animées.
Le paradoxe du temps retrouvé dispose de motifs activés par des cris d’enfant et des sensations de parents.
ll n’y a pas d’espace perdu, il n’y a que du temps suspendu entre deux points animés qui s’opposent sans prendre la pose. Assis paisiblement sans rien faire le printemps vient et l’herbe croît d’elle-même, écrit le sage chinois. Qui est assis ? On pense à un Satori qui ne se demande pas qui est assis. La peinture comme la poésie : peu importe celle ou celui qui est debout ou qui est assis, la posture estivale n’est pas le sujet saisi ici.
Ce qui fait ce moment d’arrêt c’est la situation, l’événement, les circonstances qui ne peuvent être signalées par aucune durée mesurée.
Ce n’est pas le temps qui passe dans ces peintures, c’est l’espace inutile d’un instant d’oisiveté. La figure représentée est dépossédée de sa consistance de sujet : peau tannée ou visage démaquillé, l’épaisseur de la matière picturale est inlassablement laminée.
Nulle attente.
Une expérience émotionnelle de l’espace matérialisé dans un moment d’arrêt où tous nos sens sont aguets.
Et me revoilà avec ma grenouille qui n’en finit pas de sauter :
la vieille mare
une grenouille saute dedans
oh le bruit de l’eau
Et me revoici avec une Apologie des oisifs et Robert Louis Stevenson :
« La plupart d’entre nous, tant il est vrai que l’être humain est protéiforme, peuvent parler avec tout le monde jusqu’à un certain point ; mais la véritable conversation, qui ranime la meilleure part de nous-même, trop souvent éteinte, ne survient qu’avec nos âmes sœurs ; elle est ancrée aussi profondément que l’amour dans la constitution de notre être, et il faut la savourer avec toute notre énergie, tant que nous en avons, et en être à jamais reconnaissants. »
Catherine Pomparat
Des peintures
Des carnets
Des essais
Des expériences
Des repères
Une étendue en brun violine : des nuances presque insaisissables qui inventent une mouvance colorée bien incertaine. On s’abandonne à la pause d’un dos ceinturé en robe verte, en motifs floraux, accordée en contraste de cheveux roux : arrêt, hésitation, simple regard, nous ne saurons pas.
Un mouvement s’amorce, à peine perceptible dans les épaules, la raideur des mains, une tension. Il va falloir y aller en cette traversée là, au risque que le sol se dérobe sous les pieds, se révèle vaste mare ou lagune.
Un « Passage », décliné ici dans un entre-deux rosé qui pourrait peut-être amadouer une Histoire bien ancienne.
La légèreté de la couleur en teintes lumineuses, crée des liaisons comme des évidences, pour des présences incompatibles les unes aux autres. Des herbes en tendres pousses vertes cohabitent avec d’autres si hautes en jaune déjà muri d’un soleil de plomb. Des mares brunes assombries, à peine visibles en premier plan, alors que de hautes futaies ombrées de bleutés lumineux, au loin, sautent aux yeux, mais sont surmontées d’un arbre isolé que l’œil tout à coup perçoit comme hors de proportion. Quant au ciel il engage autant la luminosité d’un jour serein d’été, que la menace de tempêtes automnales, s’amenuisant en un horizon blanchi en plusieurs phases discrètes. Et c’est « l’air de rien », que se perd dans l’incertitude, le point de fuite propre à tout corps présent au monde, du moins de ces corps dont nous parlons ici, qui prennent consistance en peinture. Comme pour celui-ci, pris dans le premier plan, mi-corps de dos déporté délicatement de côté, qui nous prend avec lui dans sa propre incertitude, nous précédant, là, où nous nous approchons prudemment du tableau.
Siona Brotman, reprend à son compte une tradition narrative de la peinture, en des récits tout en sobriété, comme suspendus au bord des lèvres. Loin d’être anecdotique, l’artiste, à l’écoute de la vie qui s’écoule autour d’elle, semble vouloir retenir le temps, en des poses figées, qui sont autant de « figures imposées » à des modèles complices. Portraits de groupe, portraits, voire autoportraits, autant de genres définis par l’histoire de la peinture qui sont repris ici avec distance et humour.
Des dos, des faces masquées, plutôt des enfants, des fillettes, ou des femmes, sont là, simplement, comme autant de présences qui semblent pudiquement vouloir se dérober.
La couleur à l’huile, intense, fluide, dépeint sobrement tout en venant s’attacher à certains détails : carnation, tension d’un muscle, doigts de pied ou mains, tissus, accessoires, ou lumière. Elle peut intégrer en son sein d’autres éléments, comme ces perles d’enfant qui viennent « fillet-iser », (comme on dirait « féminiser ») une Ophélie déguisée en « Naïade en noyade ».
Deux tableaux, deux regards, dessus, dessous : un renversement de l’espace pour un diptyque.
Et c’est hors d’une eau perlée qu’émergent seins et fesses arrondies, érotisation vivifiante d’un récit traditionnellement dramatique. Cheveux en mouvement et demi-sourire accroché au visage viennent confirmer que ce corps grandeur nature, allongé sans mouvement, naïade qui peut être se noie momentanément, en aucun cas ne se laissera engloutir.
Par les choix des postures, accessoires et vêtements, Siona Brotman met en scène chacun de ses tableaux.
Puis la picturalité qui se partage entre évanescence formelle, arbitraire de la couleur parfois, et réalisme poussé de détails choisis, contribue à son tour à convertir en « fiction », ce qui pourrait être simple autobiographie. Le travail sur le langage, le jeu de mot, qui constituent l’invention d’un titre, achèvent ce dégagement de soi qui permet à l’art de gagner chaque spectateur dans sa propre individualité.
Claire Paries
Parenthèse à Castres : Je suis de passage